1. Un conflit fondamental et inévitable ?
L’amour conjugal est total et remplit entièrement le cœur des amants. Cependant, en dehors du foyer, le monde continue de tourner. Il n’existe qu’un seul amour sublime qui mérite de contenir tout l’être humain : l’amour de Dieu et de la Torah. Les Sages ont ainsi établi une hiérarchie claire des valeurs : la Torah est le seul objet digne d’un amour éternel.
Tensions entre Torah et famille : illustrations talmudiques
- Le fils de Rabbi Akiva
Le soir de ses noces, le fils de Rabbi Akiva a étudié la Torah toute la nuit au lieu de consommer son mariage. Il a demandé à sa nouvelle épouse de tenir la lampe pour l’éclairer pendant qu’il étudiait. La mariée n’a pas été offensée, mais l’a aidé toute la nuit.
Selon cette approche exceptionnelle, l’épouse devient partenaire de l’étude en soutenant son mari, créant ainsi un lien spirituel qui transcende le physique.
- Rav Rehoumi
Ce sage étudiait à Mehoza et ne rentrait chez lui qu’une fois par an, à la veille de Yom Kippour. Un jour, absorbé par une discussion talmudique, il n’est pas rentré. Sa femme, qui l’attendait, a versé une larme de déception. À ce moment précis, le toit sur lequel Rav Rehoumi étudiait s’est effondré et il en est mort.
La larme d’une femme abandonnée monte aux cieux. Même l’étude de la Torah ne justifie pas la souffrance infligée à autrui. Le prix du dévouement total à la Torah peut être trop élevé, s’il nuit à la valeur du foyer.
- Yéhouda, fils de Rabbi Hiya
Ce sage rentrait chez lui chaque vendredi soir pour accomplir son devoir conjugal. Une colonne de feu le précédait en signe de mérite. Un jour, absorbé par l’étude, il n’est pas rentré. Rabbi Yanaï, voyant l’absence de la colonne de feu, a déclaré : “Renversez son lit” (signe de deuil), car s’il était vivant, il n’aurait pas annulé son devoir conjugal. Yéhouda décéda dès lors.
Il apparait que l’annulation du devoir conjugal établi est aussi grave que son absence initiale. La fidélité aux engagements prime même sur l’étude.
- Le fils de Rabbi (Yéhouda HaNassi)
Rabbi a arrangé le mariage de son fils avec la fille de Rabbi Yossi ben Zimra, fixant douze années d’étude à la yeshiva. Quand la fiancée passa devant lui, le jeune homme demanda à réduire à six ans, puis voulut se marier immédiatement avant de partir étudier. Rabbi approuva cette initiative, établissant un parallèle avec le peuple d’Israël et le “Mishkan”.
Le jeune homme partit finalement pour douze ans d’étude. À son retour, sa femme était devenue stérile. Rabbi pria pour elle afin qu’elle guérisse.
Même avec les meilleures intentions, l’absence prolongée peut avoir des conséquences physiques et spirituelles dévastatrices. Le miracle final ne valide pas la norme.
- Rabbi Hananya ben Hakinaï
Parti étudier pendant douze ans au moment de son mariage, il est revenu pour marier sa fille devenue adulte. Ne reconnaissant plus les rues de sa ville, il a suivi une jeune fille appelée “fille de Hakinaï” – sa propre fille, nommée d’après son grand-père qui l’avait élevée. Quand il entra soudainement chez lui, sa femme, le voyant, fut si choquée qu’elle mourut. Il pria : “Seigneur du monde, est-ce là la récompense de cette pauvre femme ?” Elle revint à la vie.
La rupture totale avec la réalité familiale peut s’avérer irréversible. On ne peut pas réparer facilement des années d’abandon.
- Rabbi Hama bar Bisa
Similaire au récit précédent, mais il prépara son retour en envoyant un message. Il ne reconnut pas son propre fils, Rabbi Oshaya, devenu un grand érudit. Réalisant que son fils avait excellé en son absence, il se demanda si son sacrifice en valait la peine.
Était-il nécessaire d’abandonner la famille pour atteindre ces hauteurs spirituelles ?
- Rabbi Akiva et Rachel : Le modèle paradoxal
La première version (Ketouvot)
Rachel, fille du riche Kalba Savua, vit le berger Akiva et reconnut son potentiel. Elle lui dit : “Si je me fiance à toi, iras-tu étudier à la yeshiva ?” Il accepta. Ils se fiancèrent en secret. Son père la déshérita.
Akiva partit pour douze ans. À son retour, il entendit un vieillard dire à Rachel : “Jusqu’à quand vivras-tu comme une veuve vivante ?” Elle répondit : “S’il m’écoutait, il étudierait encore douze ans.” Akiva, entendant cela, repartit immédiatement sans même entrer chez lui.
Il revint avec 24 000 disciples. Rachel vint le voir pauvrement vêtue. Quand ses disciples voulurent la repousser, Rabbi Akiva déclara : “Laissez-la ! Ce qui est à moi et à vous est à elle.”
La Seconde version (Nedarim)
Akiva et Rachel se marièrent effectivement et vécurent dans une extrême pauvreté, dormant sur de la paille. Akiva lui promit un bijou “Jérusalem d’or”. Le prophète Élie apparut déguisé en pauvre demandant de la paille pour sa femme qui venait d’accoucher. Akiva dit à Rachel : “Vois, il y a quelqu’un qui n’a même pas de paille !”
C’est alors que Rachel l’envoya étudier.
Les points de convergence entre ces deux histoires
Rachel est animée d’un don de soi exceptionnel : C’est elle qui sacrifie tout, qui vit dans la pauvreté et la solitude. Leur Amour personnel est transcendé grâce à l’amour de la Torah. On ne sera pas étonné à l’évocation de leurs noms, les similitudes qui existent avec notre Patriarche Yaakov et notre Matriarche Rachel, tant le don de soi en faveur de la Torah, de son étude et de leur vocation infinie à servir le projet divin, au risque même d’en perdre la vie comme ce fut le cas pour Rachel. De même, l’épouse de Rabbi Akiva abandonne richesse, statut social et vie familiale normale pour encourager son époux à étudier la Torah !
Ben Azaï et la fille de Rabbi Akiva
La fille de Rabbi Akiva fit pour Ben Azaï ce que sa mère avait fait pour son père. Cependant, Ben Azaï ne put maintenir le mariage. Il déclara : “Mon âme désire ardemment la Torah. Le monde peut être maintenu par d’autres.”
Cela laisse entendre que la deuxième génération échoua. En effet, contrairement à ses parents, Ben Azaï ne put équilibrer Torah et mariage, poussant l’idéal à son point de rupture.
2. Que doit-on en déduire concrètement pour notre Génération ?
La dimension géographique :
En Babylone, il semble que nos Maitres ont insisté sur la priorité au mariage avant l’étude. Alors qu’en Terre d’Israël, la possibilité d’étudier s’inscrit comme essentielle, influencée par l’environnement de notre Terre animée par la Sainteté naturelle
Hiérarchie des valeurs:
La Torah est évidemment l’idéal suprême mais elle ne peut être poursuivie au détriment d’autrui, comme nous l’avons vu : “Les larmes de la femme abandonnée montent aux cieux”
Ces illustrations talmudiques, ces modèles ne sont pas normatifs !
Ces récits ne sont en aucun cas des directives à suivre par chacun d’entre nous sinon des êtres d’exceptions mais ils nous montrent, la grandeur exceptionnelle de nos Maitres, le cout complexe de s’attacher sans relâche a l’expression de Sainteté, la nécessite incontestable d’un consentement mutuel au sein du foyer et les limites à fixer en dépit de la volonté spirituel, aussi héroïque soit-elle.
Tensions irrésolues
Il en demeure cependant que résoudre ces tensions, entre l’aspiration a la grandeur spirituelle et les responsabilités familiales ne sont pas chose aisée. En aucune manière, nous aurions la prétention, en toute honnêteté, d’avoir réussi avec succès à les résoudre. En outre, le monde dans lequel nous évoluons ne peut harmoniser complétement l’Ideal absolu et la réalité humaine, mais il nous incombe d’y aspirer ardemment et de s’y rapprocher le plus possible, en alliant notre dévouement envers Ashem et nos obligations à l’égard d’Autrui (ce qui s’inscrit aussi dans les préceptes divins)
Réestimer le rôle fondamental de notre épouse
Bien que souvent exclue de l’étude formelle, il est impératif de considérer notre épouse comme partenaire spirituelle essentielle, la seule qui rend possible, a son époux, d’acquérir des connaissances aussi vitales. Son mérite ne peut donc être qu’égal sinon supérieur a la Torah de son mari !
Conclusion
Ces enseignements révèlent une tension fondamentale dans la tradition juive : l’impossibilité de séparer complètement le spirituel du matériel, l’étude du vécu. Les miracles qui ponctuent plusieurs de ces récits (guérisons, résurrections) ne normalisent pas ces comportements extrêmes, mais montrent plutôt qu’ils nécessitent une intervention divine pour être soutenables.
La sainteté authentique doit s’incarner dans la vie réelle, avec ses obligations et ses relations. Une Torah qui détruit les familles n’est pas la Torah de vie que Dieu a donnée à Israël.
[1] Mes remerciements au Rav Ygal Ariel pour ses précieux enseignements

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